Du mouvement des infirmières de 1988 aux défis contemporains : violences structurelles et luttes féministes
En 1988, des milliers d’infirmières françaises lançaient une mobilisation historique pour dénoncer leurs conditions de travail et l’état de l’hôpital public. En 2024, leurs revendications résonnent encore. Ces luttes montrent que les violences faites aux femmes ne se limitent pas aux sphères du privé, mais incluent des violences économiques et institutionnelles.
Le 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, rappelle que ces violences ne se limitent pas qu’à des formes visibles comme les agressions physiques ou psychologiques. Elles incluent aussi des violences structurelles, qui s’incarnent par les attaques successives menées contre les services publics. La dévalorisation des métiers féminisés et le transfert du travail reproductif vers la sphère domestique et les femmes constituent des formes de violence souvent invisibilisées. L’histoire du mouvement des infirmières de 1988 en France en est une illustration marquante. Ce combat, emblématique des luttes féministes par le caractère très féminisé de la profession, trouve un écho dans les problématiques actuelles des professionnelles de santé et des femmes aidantes à domicile, exacerbées par les politiques d’austérité et les crises hospitalières récentes.
« Ni bonnes, ni nonnes, ni connes » : la révolte des femmes travailleuses
En octobre 1988, des dizaines de milliers d’infirmières françaises se sont mobilisées pour dénoncer la précarité et leurs conditions de travail insupportables. La profession, féminisée à plus de 90 %, était marquée par une sous-rémunération chronique et un manque de reconnaissance sociale. Derrière leurs revendications salariales et professionnelles, ces femmes mettaient en lumière une réalité genrée : la perception de leur métier comme un prolongement naturel des rôles domestiques.
À l’origine, les premières infirmières étaient souvent des religieuses, dont on associait le métier à la charité, la vocation et le dévouement. Des notions justifiant la mauvaise rétribution de la part de l’État. Contre ces discours qui minorisent leurs actions, les infirmières vont développer une réponse combative : « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes ! ». Ni bonniches à tout faire, ni religieuses prêtes à se sacrifier, ni idiotes à qui on ferait tout avaler, les infirmières réclament simplement ce qui leur est dû : un salaire, un statut, une reconnaissance de leur travail. Elles ne se sacrifieront plus sur l’autel de la gestion « raisonnable » de l’hôpital.
Une logique expliquée par Danièle Kergoat, sociologue qui a mené une longue enquête en immersion dans le mouvement des infirmières en 1988 : « Elles ont refusé les caractéristiques attachées au fait d’exercer un « travail de femme », un travail de femme donc un travail sous-payé. Elles affirment leur compétence, leur professionnalité et veulent un salaire qui en tienne compte. Elles veulent un emploi comme un autre, mais elles veulent qu’il soit reconnu qu’elles ont une profession différente des autres en ce sens qu’elles ne veulent rien sacrifier (le sacrifice et les femmes !), plus question d’être sous-payées et de l’accepter sous prétexte que l’on aime ce travail et qu’il est indispensable socialement, et pas question non plus de rabattre ses prétentions sur l’investissement dans le travail, pas question par exemple d’accepter les tentatives de rentabilisation du système hospitalier. »
La création de la Coordination nationale des infirmières, indépendante des syndicats traditionnels, a marqué un tournant dans la structuration des luttes en milieu professionnel. Malgré les contraintes matérielles qu’a pu accentuer la forte féminisation de la profession (enfants, double journée de travail, etc.) et l’idéologie patriarcale tendant à délégitimer la parole des femmes, les infirmières ont dépassé ces limites pour se mobiliser massivement.
La Coordination a permis aux soignantes de revendiquer une voix propre, mais aussi d’affirmer leur rôle dans la transformation des rapports de force. Si le mouvement a obtenu quelques concessions, notamment une augmentation salariale pour certaines catégories, il a aussi révélé la difficulté à changer profondément les politiques institutionnelles, et mis en lumière le vrai visage de la « gauche » mitterrandienne au pouvoir.
Aujourd’hui : la crise hospitalière comme catalyseur d’inégalités
Plus de trente ans après cette mobilisation historique, les défis restent les mêmes, voire se sont intensifiés. Les coupes budgétaires dans le secteur hospitalier, couplées à des crises sanitaires comme celle de la COVID-19, ont exacerbé les tensions. Ces politiques d’austérité, en réduisant les effectifs et les moyens, ont alourdi la charge de travail des soignantes tout en dégradant les conditions de soin et la prise en charge des patients. Ces attaques visant à réduire les budgets ferment des services entiers, comme les services d’urgence ou des maternités : entre 2001 et 2021, près de 33 % des maternités ont fermé. Les conséquences sont brutales et directes : augmentation des déserts médicaux, allongement des délais de prise en charge, hausse de la mortalité, transfert des soins vers le domicile, dégradation des conditions de travail…
Déjà en 1988, les infirmières dénonçaient le dialogue de sourds avec le cabinet du ministre de la Santé. Un conseiller de ce dernier, à propos des rencontres avec les représentantes de la Coordination, dira avec mépris : « Ces filles de la coordination, elles vous racontent chacune dans le détail leurs problèmes de vie quotidienne ! Elles sont charmantes, émouvantes, mais comment voulez-vous négocier avec une tranche de vie ? » [1]
Le mouvement lui-même a vu naître des remises en cause de l’organisation du travail à l’hôpital. De nombreuses infirmières profitent de ce mouvement pour critiquer un état de fait : la médecine de l’hôpital est la plupart du temps une médecine réparatrice, qui ne fait que panser les blessures et recoudre les plaies, c’est-à-dire une médecine partielle, qui ne résout pas les problèmes multiples rencontrés par le patient. Les infirmières, qui sont plus proches des malades que ne le sont les médecins, revendiquent le fait de mettre en place une médecine préventive et globale.
C’est le rôle même que prend l’hôpital dans notre société qui est remis en question. Comment répondre aux misères, aux souffrances créées par cette société ? Comment l’hôpital pourrait-il rester un îlot de bien-être, alors que dès leur sortie, les patients sont confrontés aux mêmes problèmes ? Un travail aliénant qui détruit le corps et l’esprit, les problèmes d’argent et de logement... Par exemple, l’une des questions posées par certaines membres de la Coordination est celui des patients trop malades que l’hôpital renvoie chez eux lorsqu’il ne peut plus rien faire : que deviennent ces malades, et sur qui, à part leur famille, et plus précisément les femmes de leur famille, repose désormais cette charge ?
L’impact ne s’arrête pas aux murs de l’hôpital. Les réductions de durée d’hospitalisation et le manque de services adéquats transfèrent une part croissante de la prise en charge vers les familles. Or, dans ces contextes, ce sont majoritairement les femmes – épouses, mères, filles – qui assument ce rôle de soignantes informelles. Ce transfert de responsabilité constitue une violence institutionnelle, aggravée par le manque de reconnaissance et de soutien économique.
Ce phénomène met en lumière une autre forme de violence structurelle : la charge invisible des soins à domicile. Les femmes aidantes, souvent en situation d’emploi précaire ou à temps partiel, cumulent des responsabilités professionnelles et familiales, alourdissant une « double journée » déjà difficile. Ces soins non rémunérés ont des répercussions directes sur leur santé mentale, leur bien-être physique et leur autonomie économique.
Au-delà des secteurs aidants des malades, cette double journée s’allonge pour toutes les femmes, en particulier celles qui sont mères et travailleuses. La théorie de la reproduction sociale permet de penser ce phénomène en termes marxistes en tant qu’élément essentiel à la reproduction du capital lui-même : les moyens de régénérer chaque jour la force de travail, mais aussi de s’occuper de cette population de futurs travailleurs que sont les enfants. Lise Vogel, sociologue américaine dont les travaux ont fondé la théorie de la reproduction sociale, soutient que le travail domestique est utilisé au quotidien s’occuper des membres du foyer qui ne produisent pas, ce qui est aussi un travail nécessaire pour la reproduction du système : « Les femmes appartenant à la classe subordonnée ont donc un rôle particulier dans le remplacement générationnel de la force de travail. Bien qu’elles soient en même temps productrices directes, c’est leur rôle différentiel dans la reproduction de la force de travail qui est à l’origine de leur oppression dans la société de classe. »
Des enseignements politiques pour les luttes dans la santé d’aujourd’hui
Le mouvement des infirmières de 1988 nous enseigne qu’il est possible de revendiquer collectivement une meilleure reconnaissance, de meilleures conditions de travail et un autre modèle pour l’hôpital. Leurs actions, bien qu’elles n’aient pas forcément abouti sur l’ensemble de leurs revendications, ont ouvert la voie à des réflexions féministes sur la dévalorisation des métiers du soin et la remise en cause des rôles genrés. Aujourd’hui, les mobilisations des professionnelles de la santé ont nécessairement une dimension féministe qui doit prendre en compte la féminisation du secteur.
Parmi les revendications des infirmières en 1988, on retrouve la majorité d’entre elles encore aujourd’hui dans de nombreuses grèves : l’augmentation des salaires, un même statut pour toutes et tous, un droit à la formation continue, de meilleures conditions de travail, et une politique d’embauche massive dans les hôpitaux. Mais au-delà de ces revendications directement liées à la profession et aux conditions de travail des soignantes, la Coordination des infirmières s’est distinguée des revendications traditionnelles du mouvement féministe.
Selon la sociologue Danièle Kergoat, la Coordination des infirmières a mis l’accent sur l’identité professionnelle pour combler l’absence d’un cadre féministe explicite dans son mouvement. Les infirmières, jeunes et diplômées, valorisaient un métier qu’elles estimaient essentiel et socialement utile. Cependant, cette utilité était minimisée par des stéréotypes de genre, qui associaient leur travail à des « qualités naturelles » perçues comme inhérentes aux femmes. Ainsi, la Coordination a choisi de formuler ses revendications autour de l’identité professionnelle, évitant délibérément de lier leur discours à une identité féminine ou à des problématiques explicitement féministes.
Mais bien que la Coordination n’ait pas adopté une approche ouvertement féministe, certaines de ses pratiques en reprenaient les codes, notamment par la contestation de la hiérarchie patriarcale dans la société. Danièle Kergoat souligne que la gestion de la mixité au sein du mouvement, un aspect qu’elle analyse en détail, reflétait des modèles issus des luttes féministes. Les femmes ont joué un rôle central dans la structuration, la coordination et la représentation publique du mouvement, ce qui a été discuté et validé par l’ensemble des membres. Cependant, la Coordination a évité de s’attaquer directement à la question de l’égalité hommes-femmes ou à la hiérarchie patriarcale des médecins, laissant ces aspects en dehors de ses revendications.
De nombreuses infirmières mobilisées ne se disaient pas féministes, et pourtant leur combat pouvait résonner pour toutes les femmes travailleuses. En exigeant la reconnaissance d’une qualification professionnelle, en proposant une réflexion sur l’amélioration globale de la prise en charge médicale, elles ont remis en cause la division sexuelle du travail sur laquelle s’appuient les employeurs – « dévouement féminin » et subordination – pour mieux les exploiter. De fait, leur mouvement met au premier plan le rôle que les femmes travailleuses ont à jouer, non seulement dans la subversion de ce système patriarcal, mais également dans le renversement de l’hôpital capitaliste sur lequel il s’appuie.
En tant que mouvement historique et exemple de l’auto-organisation au sein d’un secteur féminisé du monde du travail, la coordination des infirmières pose de facto la question du féminisme à l’intérieur des syndicats. Le problème de la lutte économiciste, qui ne prend pas en compte les revendications politiques, incarne une limite puisqu’elle ne prend pas en considération jusqu’au bout la place des femmes dans notre société et la rémunération du travail reproductif. Comme l’a montré le mouvement de 1988, les syndicats portent souvent des revendications uniquement économiques, et par conséquent partielles. Or la lutte pour les droits des femmes est une lutte politique d’ensemble pour changer la société.
Les luttes des infirmières de 1988 et les combats actuels dans le secteur hospitalier montrent que les violences institutionnelles et économiques envers les femmes sont systémiques. Ces violences, bien qu’invisibles, renforcent les inégalités de genre dans tous les aspects de la vie. Aujourd’hui, à l’aune de retour des luttes dans la santé, à l’image de la grève de Beaujon qui après 8 semaines de combat vient de gagner l’ensemble de ses revendications, le mouvement féministe doit s’engager aux côtés des travailleuses du soin pour lutter pour les investissements massifs dans l’hôpital public sous le contrôle des travailleur-ses et pour une société où le soin, qu’il soit professionnel ou informel, soit enfin perçu et valorisé comme une responsabilité collective.